« Le Blanc » est le cinquième volume de la série de dictionnaires consacrés aux mots et expressions de couleur du XXe siècle et de la période très contemporaine. Après les champs du bleu (Le Bleu), du rouge (Le Rouge), du rose(Le Rose) et du noir (Le Noir), )... et avant le vert (Le Vert) et le tout dernier sur la couleur grise (Le Gris).
Il nous entraîne, au gré des mots et des expressions, dans cette « couleur » à l’apparente uniformité, aux multiples sens et associations, entre absence ou somme de toutes les couleurs : blanc idéal, peut-être inaccessible, blanc accès direct à la lumière, à l’essentiel et à la vérité, blanc du vide et du néant, source d’angoisse et de terreur
Saisir la nature insaisissable du blanc, percer son silence… Tel est le but de ce dictionnaire qui répertorie mots et expressions du blanc à travers les textes du XXe siècle et du XXIe siècle commençant (de la poésie à l’argot, des romans et chansons aux articles de presse), définit ses nuances, dégage ses diverses utilisations, ses associations, connotations et sens figurés.
Quelles sont les dénominations du blanc au XXe siècle et de nos jours ? Notre rapport au blanc a-t-il évolué par rapport aux siècles passés ? Assiste-t-on a des permanences, des évolutions ou révolutions ? Que nous disent les mots du blanc de notre société, de ses valeurs, de ses tendances ?
Définition :
L’étymologie du blanc traduit le lien de la blancheur et de l’éclat : blanc vient du germanique blank qui signifie ‘brillant’ (comme l’arme blanche), terme qui a remplacé les latins albus, (‘blanc mat, terne’, à l’origine de albe, albâtre, aube, aubépine…) et candidus (‘blanc brillant, éclatant’, à l’origine de candide, candeur, candidat…).
Mais le blanc offre d’infinies nuances et variations et exprime à la fois le blanc parfait, la couleur de la neige ou du lait, l’éclat du métal, du fer blanc, de l’arme blanche, du diamant, du cristal, l’opacité ou la transparence du verre blanc, ou du blanc d’œuf… Il hésite entre absence et somme de toutes les couleurs, éclat et pâleur, opacité et transparence, et s’éloigne ou se rapproche de son origine étymologique et de la simple brillance. Et sa nature multiple induit un blanc ambivalent qui multiplie les associations symboliques.
Voici un extrait de l’introduction de l' ouvrage d'Annie Mollard -Desfour « Le Blanc ».
Et encore bien d’autres blancs …
Au fil des mots se profilent une multitude d’autres blancs… Blancheur de certaines fleurs à l’origine de l’adjectif fleuri (30) : aubépine couleur d’aube, boule de neige, fée des Neiges ou Iceberg, thlaspi blanc ou corbeille d’argent, camélia, jasmin, lis et marguerite (31)
Blancheur de certains animaux : albatros et blanchon dont les noms traduisent la blancheur, mais aussi espèces blanches et rares d’animaux normalement d’une autre couleur : éléphant blanc sacré, loup blanc mythique, merle blanc, ou monstres blancs aux mâchoires impitoyables tels le requin blanc ou la Baleine Blanche du Moby Dick de Melville, fréquemment citée par les auteurs contemporains (32). Ou encore poule blanche (33).
Nuances blanches de produits alimentaires, de préparations culinaires, de boissons : beurre blanc, roux blanc, sauce blanche, fromage blanc, poivre blanc, oeufs en neige, bière blanche, vin blanc, boudin blanc qu’il est de tradition de mettre au menu du réveillon de Noël, lait et pain blanc à la symbolique particulièrement forte (34)…
Blancheur du savon blanc de qualité supérieure, préparé à partir d’huile d’olive de premier choix.
Blanc de la ligne blanche séparant la route en deux parties qu’il ne faut pas franchir. (Franchir / (dé)passer / mordre la ligne blanche).
Téléphone blanc mis en scène dans les films italiens durant la courte période d’euphorie générale des années 1937-1941 mussoliniennes, représentatif d’un certain chic et modernité, et qui a donné son nom à un courant cinématographique dit des « Téléphones blancs » (« Telefoni bianchi »), ayant pour thème majeur le drame psychologique mondain.
Blanc de l’histoire de l’art du xxe siècle et du célèbre Carré blanc sur fond blanc de Malévitch (1918), toile dans laquelle le blanc exprime la recherche d’un « idéalisme absolu », d’une mystique, de la non-représentation, d’un monde dans lequel « l’art délivré de toute dépendance devient le coeur de l’humanité » et donne la suprématie au sentiment.
Blanc de « ce néant dévoilé, cet espace infini désormais ouvert à tous les artistes».
Blanc d’un autre carré blanc, celui institué à la télévision en 1961 (au temps de la télévision « noir et blanc ») pour signaler qu’un film n’est pas « tout public », qu’il comporte des scènes sexuelles pouvant choquer (en particulier les jeunes spectateurs) et qui sera remplacé, à l’heure de la télévision couleur, par des codes couleurs établis par le CSA en 1996.
Blanc, encore, des coutumes et de la mode : gants beurre frais du prétendant, layette blanche des nourrissons, blanc Courrèges futuriste…
Blanc de certains objets contemporains,du secteur organique (salles de bains, cuisine), de l’électroménager et des produits blancs qui concernent le lavage, la vaisselle, la lessive (machines à laver) ou lefroid (réfrigérateurs), aux matières de synthèse et formes simplifiées qui sont commeautant de degré non marqué de leur présence (35), ou blanc du haut de gamme, de latechnologie et de la modernité…
Entre vertu, fascination, terreur…
Blancs multiples. Du blanc pur, de l’ultra-blanc, au sous-blanc, du blanc éclatant, brillant au blanc terne, blême, passé, crème, gris, jauni…
Métamorphoses des nuances et des sens. Du blanc de la peau, des cheveux, du pelage, des objets, du linge, des vêtements, etc., le blanc classe, associe, connote et varie : entre summum, sublimation, manque, vide et silence, neutralité, paix, désespoir ou espoir, vertu, fascination et terreur.
Melville, dans Moby Dick (36), tente de découvrir le mystère de la blancheur, et la raison pour laquelle, alors que le blanc est le symbole de la spiritualité, il accroît le caractère repoussant des choses et des êtres qui deviennent objets de terreur. « La blancheur de la baleine par-dessus tout m’épouvantait » écrit-il, tout en remarquant en même temps que « la blancheur confère souvent à la beauté un raffinement singulier, comme si elle infusait aux choses sa vertu même ».
Mais en dépit de toutes les associations du blanc avec « tout ce qui est doux, honorable et sublime », toujours « la notion la plus intime qu’elle sécrète est d’une nature insaisissable qui frappe l’esprit d’une terreur plus grande que la pourpre du sang».
La terreur menace derrière la vertu ; sous la pureté se trouve l’annihilation ou la mort, de la « mort-dans-la-vie »(37).
En assimilant la blancheur à l’absence de couleur, Melville reprend l’idée de la couleur comme fard, travestissement, tromperie, « raffinement de supercherie », car les couleurs ne sont pas « réellement inhérentes aux choses » mais seulement « posées à la surface »;
et si la nature est « maquillée comme la prostituée », c’est pour nous séduire, mais surtout pour nous protéger de la vue du « charnier intérieur » dont il faut éviter la vision trop crue, car ce que nous sommes susceptibles de voir pourrait bien nous rendre aveugles :
« (…) nous comprenons que le fard mystique dont la nature tire toutes ses nuances est le grand principe de la lumière qui est à jamais blanche ou incolore par elle-même et qui, si elle se posait sans intermédiaire sur les choses, neutraliserait aussi bien la teinte des tulipes que celle de nos pourpoints. Si nous méditons, l’univers se déploie alors à nos yeux comme une lèpre, et comme le voyageur entêté qui refuse, en Laponie, de mettre des lunettes noires ou de couleur, le malheureux mécréant s’aveugle à contempler l’immensité drapée dans un suaire blanc. La baleine albinos est le symbole de toutes choses. Vous étonnerez-vous dès lors que lui soit livrée une chasse féroce ? »
(H. Melville, Moby Dick, p. 229).
Si la lumière frappait directement la matière des choses, elle donnerait sa blancheur vide à tout. Le blanc est la couleur de l’univers en soi, débarrassé des couleurs illusoires.
Il permet de voir la réalité en face. De là l’effroi qu’il peut provoquer, mais aussi l’attrait qu’il exerce.
Cette quête incessante, obsédante de la blancheur, couleur utopique et menacée, qui est encore celle de notre société contemporaine, ne serait peut-être donc pas seulement l’aspiration à une blancheur perdue, mais également la recherche de la réalité sous le masque, de la blancheur de l’intérieur. Entre angoisse de ce moment vide, avant la révélation, mais aussi de cet espace libre de tous les possibles.
« Le blanc, gouffre libre, infini, est devant nous. » (K. Malévitch, Essai sur l’art, Le miroir suprématiste, 1977).
Et toujours, dans cette blancheur, la poésie des images et des métaphores…
« L’armoire est pleine de linge
Il y a même des rayons de lune que je peux déplier. »
(A. Breton, « 1er décembre 1926 », La Révolution surréaliste, n.° 8, deuxième année. 1926, p. 11).
Annie Mollard-Desfour
Décembre 2007
31. Marguerite dont l’étymologie surprenante établit les liens colorés entre la fleur et la perle. Du latin classique margarita : « perle », le premier sens de marguerite ne persiste que dans l’expression vieillie jeter des perles aux pourceaux.
32. Voir aussi infra, l’analyse de la terrible blancheur de la baleine de Melville et note 36.
33. C’est le fils de la poule blanche se dit encore parfois d’un fils de famille à qui tout réussit. L’expression « fils de la poule blanche » (Gallinaefilius Albae) est empruntée à la troisième Satire de Juvénal (vers 42-125 ap. J.-C.)[ « Es-tu donc le fils de la poule blancheet, nous autres, de vils poussins éclos d’æufs manqués ? ». (M. Lis, H. Barbier, Dictionnaire du gai parler, 1980, p. 453).
34. Bon comme le pain blanc / Meilleur / Aussi bon que le pain blanc. Etre / devenir le pain blanc, devenir le meilleur de qqc. Manger le / son pain blanc (en / le premier). « Etpas même du pain blanc, du pain de première qualité… non… du pain d’ouvrier…est-ce pas honteux… des personnes si riches ? » (O. Mirbeau, Le Journal d’une femmede chambre, 1900, p. 40). « Y a un truc que j’ai jamais compris non plus c’est pourquoiil fallait en baver dans la vie pour qu’elle ait plus de goût. C’est comme cette histoire demanger son pain blanc en premier et qu’après il vous reste plus que le noir. » (E. Hanska,J’arrête pas de t’aimer, 1981, p. 18).
35. « Le blanc (…) domine encore largement dans le secteur “organique”. Salle de bains, cuisine, draps, linge, ce qui est dans le prolongement immédiat du corps est voué depuis des générations au blanc, cette couleur chirurgicale, virginale, qui opère le corps de son intimité dangereuse à lui-même et efface les passions. C’est aussi dans ce secteur impératif de la propreté et des travaux primaires que les matières de synthèse, le métal léger, le formica, le nylon, le plastiflex, l’aluminium, etc., ont pris le plus grand essor et se sont imposés. (…) Les formes simplifiées, fluides, de nos réfrigérateurs ou autres appareils, leur matière allégée, plastique ou artificielle sont bien aussi comme une “blancheur”, un degré non marqué de la présence de ces objets, qui affiche l’omission profonde, dans la conscience, de la responsabilité qui s’y attache et des fonctions jamais innocentes du corps. Peu à peu la couleur fait son apparition ici aussi : mais les résistances sont profondes. » (J. Baudrillard, Système des objets,1968, pp. 46-47).
36. Moby Dick, [The Whale, 1851 ; tr. de H. Guex-Rolle], GF Flammarion, 1989 [1970].
37. D. Batchelor, La Peur de la Couleur, 2000, pp. 15-16.
Trouver les ouvrages d’Annie Mollard-Desfour :
http://www.cnrseditions.fr/litterature-linguistique/5964-le-blanc-annie-mollard-desfour.html
https://www.annie-mollard-desfour.com/
2021: En cours LE VIOLET,
A venir : LE JAUNE, L'ORANGE, LE BRUN
article du 13 Janvier 2016 revisé le 13 Janvier 2021